Les partisans du kif local, qui contient moins de THC et nécessite moins d’eau que les graines européennes et nord-américaines, cherchent à profiter de la réglementation du marché pour stimuler le développement de la région du Rif. La municipalité locale, ou « beldiya », est également impliquée dans cette lutte pour protéger la culture traditionnelle de cannabis au Maroc.
Depuis le mont Tidirhine, une vue imprenable sur la vallée
Depuis le mont Tidirhine, le plus haut sommet de la chaîne du Rif au nord du Maroc, Abdellatif Adebibe, président de l’Association pour le développement du Rif central, contemple la vallée. Les champs de cannabis s’étendent jusqu’à l’horizon. La terre a été labourée, en attendant la pluie pour semer les graines. Adebibe explique que les ancêtres de cette région cultivaient une variété locale de cannabis appelée « beldiya », cultivée depuis des siècles pour ses propriétés médicinales, textiles et pour la consommation sous forme de fumée mélangée à du tabac.
La « beldiya » menacée par les variétés étrangères
La variété locale de cannabis « beldiya » est menacée par les variétés étrangères importées appelées « gaouriya » et « roumiya », qui ont des taux plus élevés de THC et des rendements plus importants. Au fil des ans, ces variétés ont envahi la chaîne du Rif, supplantant peu à peu la « beldiya », selon Abdellatif Adebibe.
La légalisation de la culture de cannabis pour des usages médicaux et industriels
En 2021, le Maroc a adopté une loi autorisant l’usage de la plante de cannabis à des fins médicales et industrielles. Abdellatif Adebibe se réjouit de cette décision, mais prévient qu’il est essentiel de réhabiliter la culture traditionnelle de cannabis « beldiya » pour placer l’homme et son terroir au centre du projet de légalisation.
Les variétés hybrides importées dans le Rif
Depuis les années 2000, des variétés hybrides modernes telles que la Pakistana, la mexicana, la khardala ou encore la critikal ont commencé à être importées d’Europe et d’Amérique du Nord dans la région du Rif, selon Kenza Afsahi, sociologue à l’université de Bordeaux. À cette époque, les consommateurs européens recherchaient des produits à forte teneur en THC, et les hybrides ont été développés pour répondre à cette demande croissante tout en restant compétitifs sur les marchés européens.
Les hybrides de cannabis bouleversent l’équilibre écologique du Rif
Depuis 2003, le Maroc a lancé un grand programme de reconversion visant à réduire ses cultures de cannabis. Les chiffres indiquent une baisse significative, passant de 134 000 hectares en 2003 à 47 500 hectares en 2011, selon l’Office de l’ONU contre la drogue et le crime. Cependant, une étude publiée par l’Observatoire français des drogues et des tendances addictives (OFDT) en 2015, menée par le géographe Pierre-Arnaud Chouvy et Kenza Afsahi, a révélé que la production de résine marocaine n’avait pas diminué pour autant. Les nouvelles variétés hybrides produisaient deux à trois fois plus de rendement que le kif traditionnel, ce qui a permis de compenser la réduction des surfaces de culture.
Le chercheur alerte sur les dangers de la crise écologique
Cependant, cette étude a également montré que ces nouvelles variétés hybrides perturbaient l’équilibre écologique de la région, déjà fragilisé par des décennies de monoculture intensive de cannabis. Ces hybrides, très gourmands en eau, ont contraint les agriculteurs à investir dans des équipements d’irrigation et à forer des puits toujours plus profonds, ce qui a entraîné une déforestation massive. Selon Pierre-Arnaud Chouvy, ces hybrides ne peuvent pas être cultivés sans irrigation, contrairement à la variété de pays, qui peut être cultivée en agriculture pluviale ou sans recours massif à l’irrigation.
Le chercheur met en garde contre la crise écologique qui menace le Rif, d’autant plus que le Maroc subit des sécheresses à répétition. Il affirme que ces hybrides pourraient rapidement épuiser les ressources en eau de la région, déjà appauvries par les intrants chimiques utilisés depuis des années. Dans ce contexte, la variété de pays serait la plus adaptée pour être cultivée dans la région. Sinon, le Rif risquerait de ne plus avoir de kif pour survivre un jour.
Le défi de préserver la variété locale de cannabis au Maroc
Des décennies d’hybridation et de croisements incontrôlés ont poussé les scientifiques marocains à s’interroger sur la survivance de la variété locale de cannabis, la beldiya. En 2021, l’Institut national de la recherche agronomique (INRA) a lancé un programme de recherche pour identifier et caractériser les variétés locales, afin de les inscrire au catalogue officiel des variétés marocaines et préserver leur patrimoine génétique. Mouad Chentouf, coordinateur de ce programme, souligne que la réussite de la filière légale de cannabis dépend de la préservation de la variété locale adaptée à l’environnement où elle est cultivée.
Le choix entre beldiya et critikal
Les cultivateurs marocains font face à un choix entre la beldiya, variété locale de cannabis, et la critikal, variété hybride et importée. Si la critikal donne des tiges plus grandes, elle exige plus d’irrigation et d’engrais, se vend moins cher et est moins agréable à fumer que la beldiya. Les années de culture de la critikal ont conduit certains cultivateurs à regretter leur choix et à revenir à la beldiya. Toutefois, la beldiya elle-même est menacée par la surexploitation de l’eau et la concurrence des autres variétés de cannabis cultivées dans la région.
Le patrimoine du Maroc: la beldiya à préserver
Des industriels marocains se sont lancés dans la fabrication de produits à base de cannabis et se battent pour défendre la beldiya, qui est considérée comme l’atout du Maroc dans un marché mondial très concurrentiel. Le laboratoire Pharma 5 a publié une étude dans laquelle il met en avant la qualité de la beldiya, sa faible teneur en THC, son odeur et sa saveur uniques. Ils vont même jusqu’à plaider pour une appellation d’origine contrôlée (AOC), à l’instar du champagne français ou du bœuf de Kobe japonais.
Le label « made in Rif » ou « made in Ketama » ?
Abdellatif Adebibe, lui, défend une « appellation bio, AOC, équitable » dans la « zone historique du kif », plutôt que de promouvoir une appellation d’origine contrôlée « Made in Rif ». Il fait partie des cultivateurs qui participent au projet de l’INRA sur le mont Tidirhine. Il a réservé une parcelle de sa culture à ses laboratoires pour « prendre la bonne direction » et redonner de la valeur à la plante autochtone. Son objectif est de promouvoir le développement local de la région et garantir un avenir à sa population.